IV
Quand Bob ouvrit les yeux, dans la matinée, le soleil, déjà haut dans le ciel, plantait ses lances implacables dans la cité. La température était toujours torride et Morane avait l'impression que sa chambre était une immense casserole dans laquelle il mijotait au bain-marie, sans jamais cuire tout à fait. Cependant, en dépit de son aventure de la nuit, il avait merveilleusement dormi ; en fait, il ne s'était jamais aussi bien reposé de sa vie, et il s'éveillait en pleine forme.
Se sentant un appétit d'ogre, il décrocha l'interphone et réclama un copieux petit déjeuner, à l'anglaise, avec œufs sur le plat, poissons frits, bacon, fruits et toute la lyre.
Après avoir dévoré avec un entrain à faire pâlir de jalousie le seigneur Gargantua lui-même, Bob exécuta quelques mouvements de culture physique indispensables à une forme parfaite, puis il prit la classique douche fraîche – ou tout au moins qui voulait se faire passer pour telle –, s'habilla et retira la photo du tiroir où il l'avait enfermée à clef. Ensuite, il descendit dans le hall de l'hôtel, où il s'installa dans un confortable fauteuil en rotin, pour se plonger dans la lecture d'un magazine illustré. En apparence du moins. En réalité, il détaillait du coin de l'œil les clients qui passaient et repassaient dans le hall et les comparait avec la photo, glissée dans la revue de façon que personne ne puisse se douter de sa présence.
Une somptueuse serviette de cuir à la main, un Indien ventru, qui avait tout de l'homme d'affaires, traversa la salle. Morane le jugea d'un coup d'œil et conclut aussitôt :
— Trop gras…
Deux jeunes métisses, qui devaient être sœurs, revenaient de la piscine, des saris bariolés drapés par-dessus leurs maillots. Elles se tenaient par la taille et, mignonnes à croquer toutes les deux, riaient aux éclats pour quelque raison connue d'elles seules.
— Ravissantes ! soupira Bob. Mais il est impossible que ce soient elles qui aient tenté de me revolvériser cette nuit… Même travesties…
Flottant dans une tunique de soie noire, un Chinois, au visage couleur d'olive mal mûrie, prit une revue sur une table et alla s'asseoir un peu plus loin, pour se mettre à boire à petites gorgées le thé qu'on lui avait servi.
— Trop petit, jugea Morane.
Escortée de porteurs ployant sous le poids d'innombrables valises, toute une famille anglaise – le père, la mère et les trois filles aux longues nattes – passa en procession devant Bob Morane, qui décida avec découragement :
— Trop nombreux cette fois…
Le hall d'un grand hôtel est un peu comme celui d'une gare. On y voit défiler les personnages les plus divers et toutes les nationalités s'y côtoient. Pendant une heure, Bob joua ainsi sans succès au petit jeu des portraits. De guerre lasse, il allait abandonner la partie, quand un Indien de haute stature pénétra dans le hall en lançant autour de lui des regards furtifs.
En réprimant un sursaut, le Français fit glisser la photo qu'il avait calée entre deux pages de son magazine, et il compara rapidement. En plus des traits, c'était la même expression un peu brutale, les mêmes yeux de fanatique, la même peau bistrée. Pas de doute : c'était bien l'homme qu'il cherchait.
Rapidement, le nouveau venu avait traversé la vaste salle, pour se diriger vers l'escalier. D'un air nonchalant, Morane plia en deux la revue qu'il faisait semblant de lire pour se donner une contenance, la glissa sous son bras et entreprit de suivre son « assassin » à distance respectueuse.
D'un pas rapide, l'homme gagna le premier étage et, sans hésitation, alla droit à la chambre d'Helbra. De son index replié, il frappa le battant de plusieurs coups espacés, comme s'il s'agissait d'un signal, et la porte s'ouvrit.
Caché derrière l'angle d'un couloir, Morane pouvait tout voir sans être vu. Là-bas, dans l'encadrement de la porte qu'il venait d'ouvrir, Helbra n'avait pu dissimuler un mouvement de contrariété en apercevant son visiteur, auquel il demanda, d'une voix rude :
— Que venez-vous faire ici ?… Vous savez bien que nous ne devons pas être aperçus ensemble.
Le tueur porta la main à son turban, puis à son cœur, et il s'inclina avec humilité.
— Je sais, reconnut-il, je sais… Mais il faut absolument que je vous parle… au sujet de cette nuit.
Aucune raison ne peut justifier que l'on transgresse les ordres, reprit Helbra du même ton sévère, et vous aurez à répondre de cette désobéissance… Mais ne restons pas sur le seuil de la porte… Entrez.
Les deux hommes disparurent à l'intérieur de la chambre et Bob se glissa sur la pointe des pieds jusqu'à la porte, pour coller l'oreille au battant. Un bruit de discussion lui parvint, mais il ne put capter que des lambeaux de phrases sans signification. Les deux complices devaient s'être rapprochés de la fenêtre et, s'ils parlaient avec animation, n'élevaient pas la voix pour autant.
À tout moment, des clients pouvaient surgir dans le couloir et surprendre Morane. Aussi se résigna-t-il à abandonner son poste et à reprendre le chemin de sa propre chambre. Il possédait maintenant une certitude de plus : Helbra, comme il l'avait pensé, avait bien partie liée avec les ennemis de Sandrah Clark. Et, au ton impérieux avec lequel il avait parlé au visiteur, il n'était pas douteux qu'il occupât un grade élevé dans le parti des Frères de Vichnou.
Peu à peu, Morane ajustait patiemment les morceaux du puzzle. Il lui manquait encore beaucoup de détails, mais il avait marqué déjà quelques points qui lui permettaient de localiser à présent, tant bien que mal, ses adversaires.
Tout en retournant ainsi ses pensées, il était parvenu à sa chambre. Il y pénétra sans bruit et surprit un garçon d'hôtel occupé à fouiller une de ses armoires.
— Que faites-vous là ? interrogea brutalement Morane.
Le garçon tressaillit et tourna vers le Français un visage apeuré.
— Je… je changeais les serviettes, sahib…
— Et où sont ces serviettes ? interrogea ironiquement Bob, qui n'était pas dupe.
Une expression d'étonnement assez parfaitement jouée se peignit sur les traits du garçon.
— Je les ai oubliées à la lingerie…
— Le personnel est bien distrait dans cet hôtel, fit remarquer Morane avec un sourire narquois.
— Excusez-moi, sahib… Je vais réparer tout de suite mon oubli.
Avant que Bob ait pu ajouter un mot, le domestique se faufilait entre le chambranle et lui, pour fuir dans le couloir. Morane le suivit d'un œil amusé, jusqu'à ce qu'il eût disparu. Ses adversaires pouvaient fouiller sa chambre autant de fois qu'ils le voudraient : il n'y avait là rien qui fût susceptible de les intéresser.
Mais, en même temps, Bob ne pouvait s'empêcher une nouvelle fois, d'admirer la parfaite organisation des Frères de Vichnou, qui semblaient avoir des complices partout dans cet hôtel, comme s'il avait été un de leurs fiefs exclusifs.
*
Puisque, de toute évidence, l'alliance de Morane avec Miss Clark était à présent connue des Frères de Vichnou, il eût été enfantin qu'ils continuassent à feindre de s'ignorer. Aussi Bob déjeuna-t-il en compagnie de Sandrah, qui s'était levée elle-même fort tard.
Durant tout le repas, l'Anglaise toucha à peine aux plats qui lui étaient présentés. Morane la sentait préoccupée et, bien qu'il ne voulût pas l'alarmer davantage, il lui relata les derniers événements de la nuit précédente. En apprenant que son compagnon avait été victime d'un second attentat, Sandrah parut bouleversée et ses yeux bleus s'agrandirent démesurément sous l'effet de l'émotion.
— Je voudrais vous demander une grâce, Bob fit-elle au bout d'un moment.
Il se mit à rire.
— Une grâce ? fit-il. Je ne suis pas un roi… Mais allez-y toujours… On verra bien…
Après quelques secondes d'hésitation, Miss Clark lança :
— J'aimerais que vous quittiez Calcutta et que vous vous désintéressiez de toute cette affaire. Quand vous serez loin, les Frères de Vichnou cesseront assurément de vous inquiéter… C'est moi qui vous ai entraînée de force dans cette aventure, et je ne veux pas que vous risquiez encore votre vie. Laissez-moi me débrouiller seule et partez.
Morane secoua la tête, pour répondre d'une voix douce mais ferme :
— Si j'accédais à votre désir, petite fille, j'en perdrais le sommeil. Non seulement je n'oserais plus me regarder dans un miroir, même pour me raser, sans songer que l'image qui s'y refléterait serait celle d'un lâche, mais en outre je saurais que vous pensez vous aussi que je suis un lâche, et je ne crois pas que je supporterais cette double certitude.
Et, comme Sandrah continuait à le regarder d'un air implorant, Bob poursuivit sur un ton léger :
— Aussi bien, si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que jamais je n'abandonne une aventure avant de l'avoir menée à bien, quels que soient les risques, et peut-être même à cause de ces risques. Je suis comme un chien de chasse sur une piste : rien ne pourra m'empêcher d'aller jusqu'au bout.
Sandrah posa sa main fine sur le bras de Morane.
— À quoi bon, Bob ? Tout cela vous est étranger. Vous n'y êtes mêlé que par le plus grand des hasards. Partez, je vous en prie… Sauvez votre vie… Vous savez à présent que nos adversaires ne reculeront devant aucun crime pour arriver à leurs fins.
— Pour ça, admit Bob en riant, ils n'y vont pas avec le dos de la cuiller, je le reconnais. Deux tentatives d'assassinat en une seule nuit, c'est beaucoup pour un seul homme !
— Et vous savez bien qu'ils ne s'en tiendront pas là… Partez, Bob, je vous en prie.
— C'est comme si vous me demandiez de quitter le théâtre au moment où la pièce devient passionnante, répliqua le Français en souriant. Et encore, la comparaison n'est pas tout à fait exacte puisque, dans le cas qui nous occupe, j'ai une raison de plus pour rester…
— Quelle raison ? demanda Sandrah, étonnée.
— Vous…
— Moi ?…
— Oui, vous… Il y a vingt-quatre heures, vous étiez une inconnue pour moi, mais j'aime votre assurance et votre cran. Je ne vais pas vous abandonner au moment où vous avez le plus besoin de moi…
Il s'empara de la bouteille de champagne qui se trouvait devant eux et emplit les verres. Il en offrit un à la jeune fille et porta le sien à ses lèvres.
— À la santé de votre entreprise, Sandrah !… De notre entreprise…
Les yeux fixés sur ceux de Morane, elle vida son verre et le reposa lentement sur la table, en disant :
— Vous êtes si dynamique, Bob, si enthousiaste ! Je finirai par croire à la réussite.
— Il ne faut pas seulement y croire, corrigea-t-il, il faut en être sûr. C'est mieux… À propos, toujours pas de nouvelles de l'envoyé du Maharajah ?…
Miss Clark secoua la tête négativement.
— Aucune… Pourtant, il devrait déjà être ici…
— Sans doute est-ce un homme prudent… Il attend pour se montrer, que l'orage soit passé.
— N'avez-vous pas peur que ce soit sur vous que la foudre tombe ?
Il haussa ses larges épaules avec insouciance.
— On verra bien. Ils n'auront pas toujours l'initiative. Nous connaissons déjà deux de nos ennemis, et je possède un cliché qui étonnerait beaucoup la police de ce pays, car il doit être rare que l'on présente à la justice la photo d'un meurtrier en train de commettre son crime… Ce qu'il faudrait, c'est connaître l'identité du chef suprême des Frères de Vichnou… Je ne puis croire que ce soit ce Helbra. Il doit manquer d'envergure pour ça.
— Oui, fit rêveusement Sandrah, arriver jusqu'à celui qui tire les ficelles de toutes ces marionnettes… Ce serait trop beau.
— Bah ! fit Bob d'un ton rassurant, tout vient à point à qui sait attendre… Pour nous changer les idées, je vous propose une promenade au Maiden.
Le Maiden est le parc de Calcutta, sans doute le plus grand du monde, puisqu'il s'étend sur trois kilomètres de long et deux de large et qu'en outre il est planté des essences les plus rares.
Ce fut sous ces larges frondaisons que Bob et Sandrah s'aventurèrent, heureux de trouver un peu de fraîcheur à l'ombre des grands arbres. Après s'être promenés durant une bonne partie de l'après-midi, ils prirent le thé dans un petit restaurant indigène et, quand ils regagnèrent l'hôtel, il était près de huit heures.
Comme ils passaient devant le bureau de réception, l'employé héla Bob.
— Un télégramme pour vous, Morane sahib.
Le Français prit le pli, le décacheta et lut rapidement.
— Rien de grave, j'espère ? fit Sandrah.
Tout en repliant le télégramme, Bob secoua la tête, pour répondre :
— Non, rien de grave… Au contraire… Une excellente nouvelle… C'est mon ami Bill, qui me confirme son arrivée imminente. C'est un coriace, Bill, et les Frères de Vichnou auront bientôt un adversaire de plus… Comme vous voyez, Sandrah, vos affaires progressent, lentement peut-être, mais sûrement.
Ils allaient s'éloigner du bureau de réception, quand la sonnerie du téléphone grelotta. L'employé décrocha, échangea quelques mots avec son correspondant, puis il tendit le combiné à Bob, en annonçant :
— On vous demande, Morane sahib.
À peine Bob eut-il collé le diffuseur à son oreille qu'une voix interrogea :
— Le commandant Morane ?… Ici le consulat de France à Calcutta. Excusez-nous de vous déranger à cette heure, mais nous avons un renseignement urgent et confidentiel à vous demander.
— Je vous écoute, répondit le Français, légèrement interloqué.
— Pas au téléphone, reprit la voix. J'espère que vous comprendrez… Vous serait-il possible de passer immédiatement au consulat ?
Morane marqua à peine une hésitation avant de répondre, presque malgré lui :
— Au consulat ?… Certainement… Le temps de prendre un taxi.
Il reposa le combiné sur son support et se tourna vers Sandrah, en disant :
— Je crois que vous devrez dîner sans moi, ce soir… On vient de m'appeler du consulat de France où, paraît-il, on aurait besoin de moi de toute urgence… Avant cela, je prendrais cependant volontiers un verre au bar en votre compagnie.
Sans attendre la réponse de la jeune fille, Bob passa d'autorité son bras sous le sien et la guida jusqu'à une table vacante.